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Donner à l’eau la place qui lui revient en milieu urbain

Des gens traversent le Cheonggyecheon grâce à un passage constitué de grosses pierres, à Séoul.

Des gens traversent la rivière Cheonggyecheon grâce à un passage constitué de grosses pierres, à Séoul.

Photo : afp via getty images / ANTHONY WALLACE

Qu'arrive-t-il lorsqu'on permet à l'eau d'occuper l'espace en ville? Inspirées par des projets d'aménagement urbain exceptionnels, de la France à la Corée du Sud, des initiatives visant à libérer des cours d'eau enfouis à Montréal ont voulu provoquer une discussion sur l'importance de développer la résilience des quartiers face aux aléas du climat.

Lorsqu’on regarde nos territoires, on réalise que nos rivières ont été non seulement canalisées, mais elles sont carrément sous les villes : on les a cachées, lance Isabelle Thomas, professeure à l’École d'urbanisme et d'architecture de paysage de l'Université de Montréal.

Si la population québécoise a historiquement cherché la proximité de l’eau en installant ses quartiers aux abords du fleuve et de ses affluents, elle a bâti les fondations des grandes villes en enfouissant les rivières et ruisseaux sous la pierre. Pour remédier aux problèmes de salubrité et faire place aux nouveaux développements, de nombreux cours d’eau ont ainsi été canalisés ou simplement ensevelis.

C’était bien avant que les événements météorologiques se fassent plus fréquents et plus imprévisibles, sous l'effet du réchauffement de la planète. Et que les villes se dotent d’objectifs pour protéger les milieux naturels et augmenter leur canopée.

Aux prises avec des problèmes d’inondations, de refoulements, de qualité de l'eau et de vagues de chaleur, les citoyens manquent désormais d’espaces où le béton fait place à la verdure.

On s’est demandé : comment faire pour ramener la nature en ville et permettre du même coup un accès collectif à l’eau? explique Mme Thomas, spécialiste du développement durable et de la vulnérabilité urbaine.

De ces réflexions est né le projet Bleue Montréal, auquel Mme Thomas s’est jointe après sa création en 2017. Pilotée par WWF-Canada, l’initiative avait pour but d’exhumer des cours d’eau enfouis pour en faire profiter les citoyens et, surtout, permettre une meilleure gestion des eaux de ruissellement.

De l’anglais daylighting, le concept vise à libérer ces ruisseaux en les remontant à la surface, à la lumière du jour.

La pandémie nous a fait réaliser à quel point on a besoin de la nature en ville; à quel point on a besoin de ce bleu.

Une citation de Isabelle Thomas, professeure à l’École d'urbanisme et d'architecture de paysage de l'Université de Montréal

Près de 330 km de ruisseaux dorment sous les pieds des Montréalais sans qu’ils s’en doutent, selon les travaux de la professeure Valérie Mahaut, qui a cartographié en 2016 les bassins versants et les rivières anciennes de la métropole.

Conscients qu’il serait irréaliste de ramener à la surface la totalité de ces cours d’eau – tantôt enfouis, tantôt intégrés au réseau d’égouts –, les instigateurs du projet Bleue Montréal ont plutôt choisi trois arrondissements et proposé des projets pour libérer certains ruisseaux.

Une rivière entourée de murets de pierres traverse un quartier résidentiel.

À Darmouth, en Nouvelle-Écosse, la rivière Sawmill, autrefois canalisée sous terre, a été remise en liberté dans la ville.

Photo : CBC / Jill English

Loin de vouloir exproprier des citoyens ou d’éventrer des artères essentielles à la circulation en ville, les membres du projet cherchaient avant tout à identifier des arrondissements où des projets de redéveloppement ou d’aménagement du territoire s’amorçaient.

On a jouxté ensemble les anciens cours d'eau et l'actuel territoire du parc Jarry, par exemple, pour réaliser qu’un cours d'eau passait dans Villeray : le ruisseau Provost, donne en exemple Sophie Paradis, ancienne directrice et cheffe de la conservation pour WWF-Canada, aux commandes du projet.

Ni nous ni la Ville ne savions s’il était canalisé. Mais, chose certaine, il y avait des problèmes de rétention d’eau en plein centre du parc, dit-elle.

À l’aide d’études de faisabilité s’attardant à l’hydrologie et à la géomorphologie des lieux, à la qualité de l’eau, à la faune et la flore, à la présence de sols contaminés ou encore à l’acceptabilité sociale des résidents du secteur, WWF-Canada a présenté ses conclusions pour trois sites montréalais, à l’aube de la pandémie.

En plus du parc Jarry, l’organisation ciblait le parc des Faubourgs, dans Ville-Marie, et le secteur de l’échangeur Turcot, où se trouvaient autrefois le lac à la Loutre et la rivière Saint-Pierre.

Il nous fallait montrer que, d'avoir ces rivières, c'est une opportunité exceptionnelle, résume Isabelle Thomas.

Espaces de fraîcheur, espaces régulateurs

Les fortes pluies qui ont déferlé sur Montréal et ailleurs au Québec cet été ont provoqué des inondations à répétition. Surchargé en raison des importantes précipitations, le réseau d'égout est alors plus susceptible de déborder et de rejeter des eaux usées dans les milieux naturels.

Aménager des cours d’eau – en libérant des rivières anciennes ou en créant de nouvelles rivières urbaines – permet d’alléger la pression exercée par ces eaux pluviales. Contrairement aux surfaces bétonnées, les espaces végétalisés donnent un coup de pouce aux villes en absorbant les eaux et en servant, du même coup, de filtre naturel.

Ce faisant, on développe aussi des espaces de fraîcheur, note Mme Thomas.

Séoul avant et après la restauration du Cheonggyecheon.

Au cœur de Séoul, la Cheonggyecheon, un cours d'eau enseveli sous le béton d'une autoroute pendant des décennies, coule désormais entre les immeubles sur près de 6 kilomètres.

Photo : Getty Images / AFP/CHOI JAE-KU/JUNG YEON-JE

Des projets d’envergure, comme celui de la rivière Cheonggyecheon, au cœur de Séoul, ont démontré les bénéfices d’aménager des ruisseaux urbains. Souvent citée en exemple, cette initiative a permis de ramener à la surface un cours d’eau remplacé dans les années 1970 par une large autoroute à six voies.

Depuis 2005, un ruisseau coule sur 5,8 kilomètres au centre de la capitale coréenne, îlot de verdure sillonnant entre les tours de la ville. Pour le traverser, les piétons empruntent des ponts ou des passages aménagés à l’aide de grosses pierres.

Dans le corridor créé par la Cheonggyecheon, la température moyenne a chuté de 3 à 4 degrés, en comparaison de la route parallèle qui la longe. La qualité de l’air s’est quant à elle améliorée à proximité du cours d’eau.

Des gens marchent ou sont assis aux abords du Cheonggyecheon, en mai 2023.

Des gens profitent d'un peu de fraîcheur aux abords du Cheonggyecheon, à Séoul.

Photo : afp via getty images / ANTHONY WALLACE

La renaturalisation de cet espace autrefois emprunté par quelque 160 000 véhicules par jour a en outre contribué à la hausse de la fréquentation des oiseaux, des insectes et des poissons.

Des projets coûteux qui rapportent

En plus d'avoir une valeur environnementale, ce type de projets – qui ont inspiré d'autres initiatives, de l'État de New York à Grenoble, en France – a une valeur économique, rappelle Mme Thomas.

Il y a un bénéfice économique à protéger les milieux humides et à ramener une rivière à la surface.

Une citation de Isabelle Thomas, professeure à l’École d'urbanisme et d'architecture de paysage de l'Université de Montréal

Nécessaires à la réalisation de ces projets, les analyses coûts-bénéfices permettent de démontrer les avantages d'aménager un cours d'eau en ville, autant pour éviter les dommages aux bâtiments que pour mesurer l’impact sur la santé publique.

Une démarche incontournable pour prouver la viabilité de ces initiatives qui peuvent sembler nouvelles et inhabituelles, convient de son côté Sophie Paradis, qui est aujourd’hui conseillère principale en planification et gestion de l'environnement et du développement durable à la Ville de Pointe-Claire.

Une rivière, entourée de rochers et d'arbustes, coule au centre de la ville.

À Yonkers, dans l'État de New York, un nouveau tracé a permis à la rivière Saw Mill de reprendre sa place à la surface en pleine ville.

Photo : Jim Henderson

Au-delà de la marginalité de la proposition, c'est le coût des travaux qui risque davantage de refroidir les autorités. Ce sont des projets coûteux, c'est pourquoi il faut bien comprendre quelle est l'opportunité de remettre en liberté une rivière, insiste Mme Thomas.

Dans ses études de faisabilité, WWF-Canada n’a pas déterminé les sommes à débourser pour réaliser la remise à l'air libre des ruisseaux ciblés à Montréal. Aucun des trois arrondissements n'a annoncé son intention de libérer les ruisseaux enfouis. Des solutions fondées sur la nature et des aménagements permettant une meilleure gestion des eaux pluviales se sont toutefois taillé une place dans les plans directeurs.

Loin d'y voir un échec, Sophie Paradis estime qu'il faut plutôt réaliser le chemin parcouru. Le but, après tout, était de nourrir la discussion, pour aller plus loin, dit-elle.

Apprivoiser la rivière

À Romorantin-Lanthenay, commune française à quelque 200 km au sud de Paris, les autorités ont cherché à anticiper les risques associés à l'eau. Le quartier Matra – qui incarne, selon Isabelle Thomas, la mise en œuvre de la résilience – s'est développé en adéquation avec les habitudes de la rivière à proximité.

L'architecte-urbaniste Éric Daniel-Lacombe a ainsi conçu un quartier résilient aux inondations sur une friche industrielle où se trouvait une ancienne usine. Situé en zone inondable, ce secteur était à risque d'être surpris par les crues de la Sauldre.

Nourri par les solutions innovantes mises en place aux Pays-Bas, à Venise et à La Nouvelle-Orléans, l'architecte a rejeté l'idée d'aménager une digue – quand elle lâche, ce qu'il y a derrière n'a pas pensé le risque, dit-il – au profit de structures qui permettent d'absorber l'eau ou de la surplomber.

Des régulations artificielles, nous passons aux régulations naturelles, explique M. Daniel-Lacombe. À Matra, 20 % du quartier a été réservé au développement; 80 % à la rivière et à son milieu.

Un grand jardin et un bassin de rétention permettent à la rivière qui sort de son lit de se promener et de s'y calmer, illustre-t-il. Des creux et des bosses dans le dénivelé du sol régulent la rivière, qui tombe dans des trous et se fatigue avant de se retirer d'elle-même. Des clapets de régulation permettent en outre d'éviter de surcharger le réseau d'aqueduc.

J'ai imaginé un quartier où l'eau peut retourner naturellement à la rivière, résume l'architecte.

Si la nature vous est étrangère, vous serez toujours surpris.

Une citation de Éric Daniel-Lacombe, architecte-urbaniste

En 2016, le quartier a eu l'occasion de tester la résilience de ses installations. Une crue lente de la Sauldre a culminé à 1,45 mètre, établissant un record. Les habitants de Matra, eux, n'ont pas vu d'eau infiltrer leurs maisons.

La rue est inondée, mais les trottoirs demeurent secs. Des piétons peuvent donc s'y déplacer.

Le quartier Matra a pu tester si son aménagement était bel et bien résilient aux inondations lors de la crue de la Sauldre, en juin 2016.

Photo : DR / Fournie par Éric Daniel-Lacombe

Conçues sur différents niveaux pour permettre aux résidents de se préparer en cas d'inondations, les infrastructures n'ont subi aucun dommage. Sur les trottoirs, restés secs, les passants ont pu se déplacer et observer l'eau repartir tranquillement vers la rivière.

Sur l'autre rive, le quartier historique est resté trois semaines sous l'eau, fait remarquer l'architecte.

Plus l'on comprend le territoire et les rivières et ruisseaux qui le traversent, plus les quartiers que l'on conçoit seront en mesure d'affronter les aléas du climat, selon Éric Daniel-Lacombe.

Il y a tellement de rivières qui sont ensevelies, masquées, traitées comme des égouts, soulève-t-il. Il nous faut pourtant prendre conscience de l'eau.

Du même avis, Isabelle Thomas estime que ce type d'aménagement peut être reproduit, à des échelles différentes, dans une ville comme Montréal. Ce changement de paradigme, dit-elle, est nécessaire autant à l'international qu'au Québec.

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