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ReportageNature

Comment Berlin a fait revenir ses oiseaux

Dans cette zone berlinoise interdite aux humains, les alouettes des champs ont repris leurs droits.

Zones réservées aux oiseaux, interdiction de couper les haies, herbicides proscrits... La ville de Berlin parvient à enrayer la disparition de ses oiseaux avec une stratégie ambitieuse de protection de la biodiversité.

Berlin (Allemagne), correspondance

Il est un lieu à Berlin où les oiseaux sont si nombreux que leur chant couvre le bruit des humains. Il n’est ni caché, ni secret. 200 000 personnes visitent chaque semaine le parc public de Tempelhof, au cœur de la capitale allemande. À la belle saison, on vient y prendre un bain de soleil, faire des grillades, apprendre aux enfants à pédaler... À une condition : ne pas dépasser le ruban blanc et rouge qui réduit le parc d’un tiers de sa surface, du 1er avril au 31 juillet. Derrière lui, la pelouse cède sa place à une vaste étendue d’herbes hautes et de graminées, paysage touffu ponctué de buissons épars et de coquelicots.

« C’est le territoire des alouettes des champs, explique Norbert Kenntner, de la Fondation pour la protection de la nature de Berlin (Stiftung Naturschutz Berlin), jumelles en bandoulière. C’est une espèce qui a la particularité de nicher au sol, bien enfoui au milieu des herbes. Pour laisser les oiseaux tranquilles pendant la période de couvaison, et protéger les petits, on laisse la végétation pousser et la zone est interdite d’accès. »

Au-delà de cette zone délimitée, l’entrée est interdite aux usagers. ©Stefanie Loos / Reporterre

Les alouettes sont capables de chanter près d’une heure d’affilée. Dans le parc, les mâles montent en spirale dans le ciel pour défendre leur territoire, en poussant de puissants « trillt » mélodieux — leur répertoire est l’un des plus riches du monde aviaire, avec pas moins de 600 notes. Le petit oiseau brun à houppette, longtemps si familier des campagnes européennes, est aujourd’hui sur la Liste rouge des espèces menacées, en France comme en Allemagne. « L’agriculture intensive est responsable de leur déclin, raconte l’ornithologue. Il y a de moins en moins de prairies, de plus en plus de monocultures de colza et de maïs... les alouettes perdent leur habitat et leur nourriture. »

Des alouettes des champs dans l’espace réservé aux oiseaux. ©Stefanie Loos / Reporterre

Une centaine de couples supplémentaires

Berlin est devenue leur refuge. La métropole concentre la plus forte densité d’alouettes d’Allemagne. À Tempelhof, elles se sont installées lorsque le parc était encore un aéroport hérité de la Guerre froide. En 2005, on comptait 95 couples. Grâce au programme de protection, ils étaient 221 en 2018, « et sans doute encore un peu plus aujourd’hui », assure Norbert Kenntner. Les alouettes ne sont pas les seules à profiter de cette prairie urbaine, riche en insectes et vers de terre. Ici, une hirondelle ; là, un serin, un pipit rousseline ; plus loin, un bruant proyer. « Au fond, regardez : une buse variable arrive », s’exclame le scientifique, qui se dit « toujours aussi fasciné par la diversité d’oiseaux que l’on trouve à Berlin » qu’à son arrivée, il y a vingt ans.

Norbert Kenntner : « L’alouette des champs est une espèce qui a la particularité de nicher au sol, bien enfoui au milieu des herbes. » ©Stefanie Loos / Reporterre

La mesure est bien acceptée par les habitants. Les infractions sont rares : quelques propriétaires de chiens indélicats, qui les laissent fouiller dans les herbes. « On a suffisamment de place ailleurs, confirme Basti, un habitué du parc. Et puis c’est super de pouvoir observer et écouter les oiseaux. On ne voit pas ça partout ! » D’août à septembre, la zone est progressivement tondue, parcelle après parcelle, pour être rendue aux humains. Les alouettes, elles, migrent vers le Sud avant de revenir au printemps suivant.

Cette stratégie suffit-elle à faire de Berlin le paradis des oiseaux ? Pas encore, selon la Société ornithologique de Berlin (BOA). Sur les 185 espèces présentes à Berlin — équivalent par la taille au Grand Paris [1] —, la moitié sont « dans un état de conservation défavorable », notamment en raison du réchauffement climatique et des sécheresses à répétition.

À Berlin, on trouve environ 200 000 couples de moineaux. ©Stefanie Loos / Reporterre

Mais alors qu’elles déclinent ailleurs, de nombreuses espèces résistent, voire s’y épanouissent. En centre-ville, on aperçoit facilement grives, étourneaux sansonnets, pinsons, corneilles noires, merles, mésanges ou geais des chênes. Le nombre de rossignols a progressé de 1,2 % par an entre 2005 et 2020 à Berlin, alors qu’il a chuté de 90 % à Londres. Le nombre de moineaux connaît une hausse de 1,5 % sur la même période, alors que les trois quarts d’entre eux ont disparu à Paris. « Les oiseaux sont un bon indicateur de l’état de la biodiversité, explique Norbert Kenntner. S’ils se portent bien, c’est qu’ils ont suffisamment de nature, d’habitats sûrs, et suffisamment à manger. »

Dans la zone réservée aux oiseaux, la biodiversité est riche. ©Stefanie Loos / Reporterre

« On peut mettre de la nature partout, sans détruire »

Des parcs aux forêts, des jardins privés aux cimetières, des friches aux champs : la métropole de 3,7 millions d’habitants compte 42 % d’espaces classés verts, contre 30 % environ pour le Grand Paris. Un patrimoine historique hérité de la Révolution industrielle : « Au XIXe siècle, lorsqu’on a construit des usines partout à Berlin, on a conçu des axes de verdure qui traversaient la ville pour évacuer les mauvaises odeurs, raconte Derk Ehlert, le référent faune sauvage de la municipalité. Plus tard, lors du partage de Berlin entre Est et Ouest après la Seconde Guerre mondiale, les autorités ont conservé ces espaces, en particulier à l’Ouest pour que les habitants puissent avoir des lieux de détente — à l’époque, c’était très compliqué de sortir de la ville. »

Des axes de verdure traversent la ville de Berlin. Ils sont coupés quatre fois par an maximum. ©Stefanie Loos / Reporterre

Après la chute du Mur de Berlin, en 1989, deux camps s’affrontaient : d’un côté, ceux qui voulaient construire le plus possible pour assurer le redémarrage économique de la ville, redevenue capitale de l’Allemagne réunifiée ; de l’autre, ceux qui percevaient la nature comme une part intégrante de l’identité berlinoise.

« Nous avons milité pour qu’on travaille avec la nature, pas contre elle », se souvient Ingo Kowarik. Sa ligne l’a emporté. Vingt ans durant, ce botaniste engagé a été le délégué à la protection de la nature du Land de Berlin. « Ce qu’on a voulu montrer, c’est qu’on peut mettre de la nature partout, sans forcément détruire : dans les cours intérieures des immeubles, sur les terre-pleins centraux des rues, sur les trottoirs autour des arbres, raconte-t-il. Ça crée une mosaïque de biotopes qui favorise la biodiversité. »

Pauvre, le Land de Berlin post-réunification n’avait pas les moyens de créer de nouveaux parcs. Mais une loi fédérale de 1976 l’a aidé : pour construire sur un terrain vierge, les porteurs de projets immobiliers doivent depuis cette loi compenser les atteintes à l’environnement qu’ils génèrent, notamment par l’aménagement de nouvelles zones naturelles. Financés par la Deutsche Bahn, la compagnie ferroviaire allemande, les parcs de Gleisdreieck et Südgelände ont ainsi été conçus comme des semi-friches, pour le plus grand bonheur des rouges-gorges, fauvettes et rossignols.

Depuis 2019, 42 hectares de gazon ont été transformés en « bandes fleuries » le long des rues de Berlin, qui attirent les insectes. ©Stefanie Loos / Reporterre

Interdiction des herbicides, de couper les haies...

En Allemagne, Berlin fait figure de pionnière : depuis 1992, l’usage d’herbicides est interdit sur tout le territoire du Land, à de rares exceptions près. Particulièrement appréciés des oiseaux, les arbres feuillus qui atteignent 80 centimètres de circonférence ne peuvent être abattus qu’en cas de maladie. De mai à septembre, il est également interdit de couper haies et buissons, pour protéger les oisillons. Toutes ses règles s’appliquent aussi aux particuliers. Pour la tonte des espaces publics, « c’est quatre fois par an maximum, et jamais tout en même temps », détaille Oliver Voge, responsable de la protection de la nature de l’arrondissement central de Friedrichshain-Kreuzberg, le plus dense de Berlin.

Norbert Kenntner observant un nid d’autour des palombes (un rapace rare en milieu urbain) dans un cimetière du centre-ville. ©Stefanie Loos / Reporterre

Dans la cour de la mairie d’arrondissement, il a fait installer des nichoirs pour martinets, hirondelles, moineaux, rougequeues noirs : une sorte d’exposition destinée aux propriétaires d’immeubles. Depuis 2014, s’ils souhaitent rénover et que leur bien abrite des oiseaux, ils doivent installer des nichoirs de remplacement adaptés aux mêmes espèces. « On a appris de nos erreurs, explique Oliver Voge. Dans les années 2000, on a massivement rénové le bâti de la moitié est de la ville, sans penser qu’en bouchant tous les trous, on supprimait aussi les lieux de vie de certains oiseaux. » La mesure a permis de « stopper le déclin », affirme le fonctionnaire.

De nombreuses espèces d’oiseaux sont visibles dans la capitale allemande. ©Stefanie Loos / Reporterre

Pour mieux faire accepter sa stratégie, Berlin mise sur la pédagogie : journées découverte, ateliers dans les écoles, multiplication de panneaux... Dans chaque arrondissement, deux « rangers » parcourent le terrain à la rencontre des habitants, pour répondre à leurs questions, apaiser les mécontents qui jugent les parcs trop peu entretenus, n’apprécient pas les déjections d’oiseaux ou les souches de bois mort laissées volontairement pour les insectes. « Ce sont surtout des personnes âgées, explique Derk Ehlert. Les Berlinois sont avant tout fiers de leur biodiversité et de leurs oiseaux. » Au point que pour certains, l’ours des armoiries de la ville devrait être remplacé par... le moineau.


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