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EnquêteMonde

Ukraine : « La dévastation de l’environnement est une bombe à retardement »

De la fumée s'échappe d'une centrale électrique après un bombardement près de la ville de Louhansk, dans l'est de l'Ukraine, le 22 février 2022

Bombardements russes, incendies, eau contaminée, fuites radioactives... La guerre contre l’Ukraine pollue. Les dommages pourraient être irréversibles. Le sol, lui, durablement contaminé. Mais les retombées ne sont que très peu étudiées.

La guerre en Ukraine est partie pour durer, avec son lot de drames, ses morts et ses destructions. Parmi les victimes, l’environnement pourrait se retrouver en première ligne, tant les bombardements russes et les affrontements ont déjà causé de graves pollutions et des dégradations non négligeables. Avec des eaux contaminées, des incendies et des fuites radioactives, l’Ukraine risque de devenir un cas emblématique de ce que les historiens appellent le « Thanatocène » : « cette ère de la guerre » marquée par la folie et l’écocide.

Depuis le 24 février, des panaches de fumée s’échappent des sites militaires attaqués par l’aviation russe. Des stocks de munitions, des usines d’armement et des réservoirs de carburants brûlent à ciel ouvert. Des chars labourent les tourbières au nord du pays, des incendies ravagent des forêts, tandis que des combats ont lieu au seuil de centrales nucléaires.

« La guerre pollue. C’est une évidence, mais cette pollution est très peu étudiée et documentée. C’est un angle mort », souligne Bastien Alex, coauteur du livre La Guerre chaude (Presses de Sciences Po) et spécialiste des questions climatiques. Pour l’instant, les données manquent pour évaluer précisément les dommages causés aux écosystèmes, mais des informations parcellaires remontent via les médias locaux et les réseaux sociaux.

© Gaëlle Sutton / Reporterre

« La destruction de l’environnement s’inscrit dans une stratégie générale de l’envahisseur »

Le 25 février, au lendemain seulement de l’invasion russe, l’Observatoire des conflits et de l’environnement (CEOBS) dressait déjà un premier bilan, non exhaustif, des dégâts. Dans des dizaines de villes — Kalynivka, Krasnopillia, Krivoy Rog, Dnipro, Zhitomir, Hostomel, Chuhuyev, Chernobaevka, etc. —, des incendies sur des infrastructures militaires et des aérodromes ont libéré « une pollution atmosphérique nocive » composée de gaz toxiques, de particules fines et de métaux lourds qui se sont répandus ensuite dans des zones où résident des civils. Sur le long terme, les dommages pourraient être conséquents et les sols durablement contaminés.

« En guerre, l’empoisonnement et la destruction de l’environnement n’ont rien de marginal, analyse Ben Cramer, chercheur en sécurité environnementale. Ils s’inscrivent dans une stratégie plus générale de l’envahisseur cherchant à déployer ses capacités de nuisance : la terreur et la pollution sont des armes parmi d’autres. »

À proximité de la mer Noire, des installations navales ont été touchées par les bombardements, notamment le port d’Otchakiv ou de Pivdenny. Les zones côtières et l’environnement marin pourraient être pollués. Près d’Odessa, l’armée ukrainienne a posé des mines terrestres le long de plusieurs plages pour empêcher un débarquement. L’élimination de ces mines prendra énormément de temps. Les combats près de Kherson (au sud), pour prendre le pont sur le Dniepr, ont aussi provoqué des incendies dans la réserve de biosphère de la mer Noire, une des plus grandes zones naturelles protégées d’Ukraine qui abrite plusieurs espèces en voie de disparition, comme le rat taupe des sables ou de multiples oiseaux migrateurs. Ces incendies ont été détectés via des images satellites de la Nasa.

L’Ukraine est un pays fortement industrialisé avec de nombreuses usines chimiques et métallurgiques qui, si elles venaient à être attaquées ou si le manque de personnel conduisait à une baisse de la sécurité, pourraient devenir très dangereuses. D’autant plus que de nombreuses grandes villes accueillent ces industries et se trouvent en même temps sur la ligne de front comme Kiev, Kharkiv ou Marioupol. Le 25 février, un énorme incendie a été signalé à l’usine de tracteurs de Kharkiv, par exemple.

Des destructions pouvant avoir « autant de conséquences que celles de Lubrizol en France »

Le jour de l’invasion, le pipeline Seversky Donets-Donbass a également été endommagé. Localement, cela a pu conduire à des coupures d’eau. L’armée russe cible avant tout des infrastructures dites « stratégiques », à savoir les services publics de l’eau, de l’énergie et de l’assainissement. « Des infrastructures qui sont aussi celles qui, une fois détruites, font le plus de dégâts environnementaux », note Bastien Alex.

Le 26 février, un gazoduc a été détruit près du village de Sahy. Un pipeline à Kharkiv était aussi incendié le 27 février. Des combats se sont déroulés à proximité de la centrale hydroélectrique de Kakhovka sur le Dniepr. De nombreuses raffineries et des stations-service ont également été détruites, des lieux d’extraction de pétrole aussi, notamment à Okhtyrka. Des images satellites révèlent l’ampleur des incendies.

« La stratégie d’accaparement des ressources et la politique de la terre brûlée fonctionnent très bien ensemble, remarque Ben Cramer. Les militaires russes cherchent à paralyser leurs ennemis et à contrôler le pays avec ses nœuds de circulation et ses flux logistiques. D’un point de vue environnemental, ces destructions de sites industriels peuvent avoir autant de conséquences que celles de Lubrizol en France. »

« Le risque d’un accident nucléaire est réel »

Mais la menace environnementale la plus importante réside dans le risque nucléaire. L’Ukraine possède le huitième parc nucléaire au monde avec quinze réacteurs en activité, et produit grâce à eux près de 50 % de son électricité.

Dès les premiers jours du conflit, le nucléaire s’est retrouvé au cœur de la bataille. Tchernobyl a été envahie par l’armée russe et une hausse de la radioactivité a été observée. Selon la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) contactée par Reporterre, le 24 février « un certain nombre de capteurs de mesure du taux de radiation gamma ont enregistré une forte augmentation du rayonnement : une multiplication par 20, 30, voire près de 40 selon les capteurs, dans toutes les directions et jusqu’à une trentaine de kilomètres de Tchernobyl ».

Selon l’Observatoire des conflits et de l’environnement, « la dose de rayonnement signalée équivalait à environ vingt-huit fois la limite annuelle ». Cette hausse s’expliquerait, d’après l’Autorité internationale de l’énergie atomique (AIEA), par le mouvement de véhicules à chenilles qui aurait remis en suspension des poussières radioactives. « Mais ce n’est pas encore très clair, nuance le directeur du laboratoire de la Criirad, Bruno Chareyron. La situation reste incertaine. »

Les combats à proximité du site de la plus grande catastrophe nucléaire ont fait craindre le pire. Jouant sur la corde patriotique, Volodymyr Zelensky, le président de l’Ukraine, n’a d’ailleurs pas hésité à évoquer le sort de ses soldats « sacrifiant leur vie pour éviter un second Tchernobyl ».

« L’unité militaire qui garde la centrale de Zaporijjia est prête au combat »

« Le risque d’un accident nucléaire est réel », soutient Yves Marignac, le porte-parole de l’association Négawatt, dans un entretien au Parisien. Deux sites de dépôts de déchets radioactifs ont été touchés par des missiles, le premier le samedi 26 février à Kharkiv, à l’est du pays, et le second près de Kiev, dans la nuit de samedi à dimanche. Selon le SNRIU, l’agence ukrainienne en charge de la sûreté nucléaire, il n’y aurait pas eu pour l’instant de dispersion de matière radioactive. Dans un communiqué, le directeur général de l’AIEA, Rafael Mariano Grossi, se montre pourtant inquiet : « Ces deux incidents mettent en évidence le risque très réel que les installations contenant des matières radioactives subissent des dommages pendant le conflit, avec des conséquences potentiellement graves pour la santé humaine et l’environnement. »

La situation est effectivement très tendue. Des combats se déroulent en ce moment même à côté de la centrale de Zaporijjia. Lundi, les autorités ukrainiennes prévenaient que « le service de protection physique de la centrale nucléaire de Zaporijjia fonctionne à plein temps. L’unité militaire 3042, qui garde la centrale nucléaire de Zaporijjia, est prête au combat ».

« Cette guerre dans un pays avec quinze réacteurs nucléaires est complètement inédite, s’alarme Bruno Chareyron, de la Criirad. C’est la première fois que deux armées s’affrontent sur un terrain aussi nucléarisé et que des infrastructures nucléaires deviennent des enjeux militaires. C’est extrêmement préoccupant. »



L’exemple du Donbass : une catastrophe environnementale

Pour mieux prendre la mesure du désastre environnemental qui se profile à l’horizon, un pas de côté, vers le Donbass, n’est pas inutile. Ce territoire où s’affrontent l’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses est en guerre depuis huit ans ; il donne une idée de ce que pourrait devenir l’Ukraine, si jamais le conflit s’enlisait.

Le Donbass est désormais l’une des régions les plus polluées d’Europe. La destruction des infrastructures minières causée par la guerre en 2014, les sabotages des gazoducs et des canalisations, la contamination des sols et l’assèchement des cours d’eau ont conduit à transformer le Donbass en une nouvelle zone rouge, dévastée et sacrifiée, à l’image de la zone d’exclusion de Tchernobyl ou de Verdun.

Lors de la guerre au Donbass, le 14 juin 2014. Wikimedia Commons/CC BY 3.0/ ВО « Свобода »

L’inondation des mines endommagées au cours du conflit a empoisonné tout le réseau hydrographique de la région avec des produits chimiques et des métaux lourds. Depuis le début de la guerre en 2014, 105 mines auraient été abandonnées ou détruites, d’après une étude menée par le ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles en Ukraine.

Des prélèvements de sédiments réalisés dans des lacs artificiels de la région ont également permis de déceler une pollution significative au strontium et au baryum non radioactifs. Ces substances entrent dans la composition de nombreuses munitions et peuvent, une fois ingérées, produire de graves problèmes de santé. Entre 2014 et 2017, 500 incidents sur des infrastructures industrielles ont été recensés « comportant des dangers pour la population et l’environnement ». Au total, au moins 530 000 hectares — dont dix-huit réserves naturelles — ont été « affectés, endommagés ou détruits » par le conflit au Donbass, selon l’Organisation des Nations unies (ONU).

« La dévastation de l’environnement est une bombe à retardement »

« La région est au bord d’une catastrophe écologique », constatait dès 2018 la docteur Leila Urekenova, analyste du programme des Nations unies pour l’environnement. Elle affirmait qu’il était urgent de mettre en place « une surveillance écologique afin d’évaluer et de minimiser les risques environnementaux découlant du conflit armé ». Le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) s’était d’ailleurs engagé dès 2012 à présenter, devant l’Assemblée générale de l’ONU, un rapport annuel sur l’impact environnemental des conflits armés. On l’attend toujours.

« Indéniablement, cette guerre en Ukraine aura des répercussions sur le long terme, juge Ben Cramer. La dévastation de l’environnement est une bombe à retardement. »

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